Anecdote :
La nuit était tombée depuis plusieurs heures, et, a travers les murs de la maison, l'Enfant pouvait entendre des bruits sourds et angoissants. Des glands qui tombaient sur le toit de la maison, des loups qui hurlaient à la mort, toutes sortes de sons affreusement clichés, et affreusement effrayants quand vous les entendez tout seul dans une vieille cabane au fond des bois. En vérité, il n'était que trois heures de l'après midi, mais c'était l'hiver, dans cette campagne profonde pourtant à quelques mètres de Stockholm, et la nuit était presque omniprésente, angoissante; elle ne faisait que porter un peu plus l'horreur qui imprégnait la vie de l'Enfant, finalement. Lui, il était assis à la fenêtre, les jambes repliées contre sa poitrine. Il n'était pas beau à voir, dans l'instant présent, même si il avait du l'être à un moment. Son visage, boursoufflé, lacéré, en était tellement terrible qu'il en devenait presque grotesque. Ça n'appartenait pas à un enfant de ressembler à ça. Ça appartenait déjà à peine à un adulte. C'était un visage de guerre, de violence, et l'Enfant, qui était blond comme les blés, et qui avait des yeux bleu ciel, c'était la douceur, la beauté, le repos. C'était comme mettre un corbeau mort à côté d'un colibri bien vivant. C'était ridicule. Les plaies étaient tellement profondes et tellement nombreuses qu'il n'avait plus mal. Et d'ailleurs, véritablement, il n'avait jamais vraiment eu mal au corps; il avait mal à l'âme, sans vraiment comprendre pourquoi. Son père avait frappé sa mère, fort. Puis il était rentré dans la pièce, et c'était lui que son père avait frappé, mais un père, ça ne frappe pas, ça emmène à la pèche, ça dorlote, ça apprend à siffler et a cracher. Sa mère ne s'était pas relevée. Son père avait hurlé quelques minutes, et puis il avait attrapé la femme par les épaules, et était parti. Depuis, la nuit était tombé, et l'Enfant était là, à ça de ses réflexions. Il avait six ou sept ans, pas plus. Pas l'age de jouer au héros, pas l'age de pouvoir comprendre véritablement, mais l'age d'avoir mal.
Bien sur. C'est banal, un enfant qui se fait frapper. On a vu ça dans les faits divers, ou dans des bouquins, c'est du déjà vu. On aura pitié de lui quelques minutes, on voudra voir son visage pour faire du voyeurisme, et puis on n'y pensera plus. La vie est déjà bien trop remplie de cauchemars. Cependant, Sahel n'avait aucunement envie de se croire banal, de croire que les traces sur son visage étaient tout juste bonnes à combler une fiction à la télévision. Il avait mal. Personne n'était capable de l'entendre? Très bien. Il ne serait plus gentil; il n'y avait plus de raisons de l'être. Il était mort de peur, quelque part, oui, de ne pas savoir où son père emmenait sa mère, et si c'était pour l'enterrer ou pour encore la frapper, et ce pendant des heures. Peur de ne pas savoir quoi faire ou répondre quand on le verrait et qu'on lui poserait des questions. Peur des bruits dehors, peur de son propre père et de sa folie, peur de ne pas être fort et de ne pas pouvoir rendre les coups à celui qui était maintenant son ennemi. Il chercha, dans ses souvenirs, n'importe quoi qui puisse le rassurer. Ce fut cette chanson, que ça mère lui chantait souvent qui lui revint en mémoire.
<< Si pense avoir peur, mon loup Si tu pense avoir peur, tu auras peur, Mon loup. Si tu pense que tu as mal, mon loup, Si tu pense que tu as mal, tu auras mal. Mords-toi fort la main, mon loup. Mords-toi fort la main avec tes crocs. Pense, pense fort à ta louve, Pense à ta louve et tu oublieras tout, Mon loup. >>
Elle était ridicule, finalement, cette comptine. Mais son visage força la douleur et esquissa un sourire. Il n'était pas en état de se mordre, mais quand son père reviendrait, il ne serait plus là. A partir de ce jour-là, Sahel n'eut plus peur, se cachant effrontément derrière la violence et la haine.
Circonstances de la transformation :
Stockholm, Hiver 2004, bar Viking. Sahel n'est plus l'Enfant, il est l'Homme. Piégé dans un nouveau corps, mais cette fois, plus de grotesque. Sahel est devenu beau. Très grand, musclé, un sourire en coin à faire fondre les femmes du monde. Il déteste la fumée de la cigarette qui règne dans ce bar. Mais enfin! Il faut bien sortir, il faut bien voir le monde pour le contrôler (hum). Sahel, donc, était venu dans ce bar tout simplement pour satisfaire un besoin de présence: il voulait avoir du monde autour de lui, il voulait entendre des bruits familiers de verres qui s'entrechoquent, de musique bien trop forte, de conversations. Et bien sur, si c'était possible, il voulait entendre le fameux 'bonsoir..' le tout premier bonsoir que les femmes vous offrent à la première rencontre. Sahel n'avait rien d'un sentimental, mais il aimait tout le lent manège qui se tramait entre les deux personnes avant un premier baiser. Comme une parade amoureuse, qui nous rappelle que finalement nous ne sommes vraiment pas loin des animaux, sous quelque point de vue que ce soit.
<< God kväll. Du ger mig en drink. >>
Sahel se retourna. La femme était belle, très belle, et il hésita même à sourire pour ne pas essayer bêtement de refléter, singer sa beauté. Littéralement, elle venait de lui dire le fameux bonsoir, et de réclamer - réclamer, elle n'avait pas posé de question, elle avait affirmé - qu'il lui offre un verre. Elle était splendide, brune, des yeux très verts, mais pas du tout habillée pour sortir; un vieux jean, une chemise délavée. Elle était bien plus superbe que toutes les femmes en robes scandaleuses autour de lui. Elle était elle.
<< Uh .. Ja, självklart. .. Jag har ett namn? >>
'Euh...Bien sur...Vous avez un nom?' Et voilà Sahel Ingvar Blomkvist qui bafouille, qui hésite, qui perd ses moyens face à un simple blue jean. Il sourit, de son sourire charmant, et lui paye un verre. Puis un autre, et un autre. Ils discuteront de longues heures, et il ne saura jamais son prénom.
Le lendemain soir, ils conviennent de se retrouver à l'orée de la forêt, histoire de changer, un peu. Elle ne vint jamais au rendez vous. En revanche, Sahel, qui attendait désespérément, se fit attaquer par un loup garou, sans savoir même ce que c'était que ce truc. Le lendemain, il se réveilla dans une maison inconnue, du sang partout sur son corps, paniqué. En face de lui, la jeune femme mystérieuse souriait.
Comment réagit-il quant à sa nouvelle nature ?
Son corps était plus souple. Il pouvait sentir plus de chose, dans la nature qui l'entourait. Il avait horriblement faim, et toute notion de bien semblait complètement disparue de son corps.
<< Vad har du gjort? >>
Qu'est-ce que tu m'as fait? Il n'y avait aucune rancune, dans sa voix, mais de la peur, peut être. Il n'avait pas réellement mal, mais cette situation le paniquait. Il ne s'y attendait pas, et surtout ne comprenait rien, ce qui le faisait se sentir impuissant. Il haïssait ça. Mais, curieusement, il ne haïssait pas la jeune femme. En fait, elle l'intriguait encore un peu plus. Son cœur se serra, battant un peu plus vite.
Si pense avoir peur, mon loup Si tu pense avoir peur, tu auras peur, Mon loup.
Il eut un faux sourire, presque suppliant, pour la jeune femme. Il ne voulait pas passer pour pitoyable. Il voulait juste savoir. Ça le mettait hors de lui.
<< Jag gjorde dig en varulv. >>
J'ai fait de toi un loup garou. Il ouvrit de grands yeux, essayant d'accuser la nouvelle. La blessure dans son dos se faisait sentir. C'était ça, être un loup garou? Souffrir aux blessures? Est-ce qu'ils n'avaient pas une formidable capacité à guérir vite?
Si tu pense que tu as mal, mon loup, Si tu pense que tu as mal, tu auras mal.
Il toucha son dos, senti le sang mouiller ses doigts. Il eut l'envie idiote d'amener ses doigts à sa bouche et de les lécher.
<< Ah...Och vad gör det? >>
Oui, qu'est-ce que ça changeait, au juste? Il sentait toujours la peur, la douleur. En fait, il la sentait juste un peu plus. Et ça n'était surement pas une amélioration.
<< Att du sa att det skulle vara en förbättring? >>
Qui lui avait dit que c'était une amélioration? Mais, personne, mon général. D'ailleurs, personne ne m'avait dit que les loups garous existaient. 'Ainsi va le monde, ce n'est pas de ma faute.'
Mords-toi fort la main, mon loup. Mords-toi fort la main avec tes crocs.
Il lécha ses doigts. Ça la fit rire. Il la regarda un instant. Le gout de son propre sang coulait de manière très agréable dans sa bouche. Comme une bière bien fraiche après des heures à marcher sous le soleil.
*
Sahel rentrait vers chez lui - en fait, vers chez Matilda et lui, puisqu'ils habitaient ensembles à présent. La veille, c'était la pleine lune, et il s'était réveillé nu dans la forêt, couvert d'écorce, une carcasse de biche sauvagement dévorée à côté de lui. Parfois, il ne se souvenait pas de ce qu'il avait fait durant ses nuits de transformation. De moins en moins souvent, cependant. Manger une biche crue ne le dégoutait plus. Il prenait l'habitude, et c'était plutôt tant mieux pour lui. Mais la Suède en revanche, même si c'était son pays natal, il ne pouvait plus. Il ne pouvait plus vivre avec Matilda dans cette maison au fond des bois. Il éprouvait pour elle un respect inconditionnel, mais ça revenait au même, il étouffait.
<< Matilda? I'm going. Men vet ni redan, förstås? >>
Elle hocha la tête. Oui, elle savait déjà qu'il partait. Et elle s'en fichait, presque, puisqu'elle finirait par venir le chercher, où qu'il aille. Ils étaient liés, d'une manière ou d'une autre. Elle lui sourit, et ce sourire le fit fondre intérieurement. S'il restait, il tomberait pire amoureux d'elle, et ça n'allait pas de se rendre vulnérable. Il prit son manteau et sorti. Ce soir-là, il prit l'avion pour le pays de Galles.
Pense, pense fort à ta louve, Pense à ta louve et tu oublieras tout, Mon loup.
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